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Le couple Pompidou et l’objectivité photographique

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Le mardi à la télé, c’est Nouvelle Star. Le télé-crochet diffusé sur M6 de 2003 à 2010 est réapparu sur les écrans français en décembre 2012 avec son jury, ses candidats, son cortège de chansons et de larmes. Et son montage pour faire vivre tout ça. La semaine dernière, dans la succession des prestations des apprentis chanteurs, des commentaires de la voix-off et des jugements des membres du jury, un effet a retenu mon attention. Alors que, seule sur scène, une jeune candidate interprète une chanson de Lara Fabian, elle prononce ces paroles : “Sèche tes pleurs et refais-moi l’amour”. Suit immédiatement un contre-champs sur l’un des quatre jurés : André Manoukian (voir vidéo ci-dessous à 12′00″). Or, pour le spectateur habitué de l’émission, ce contre champs ne paraît pas tout à fait anodin puisque André Manoukian est ce personnage constamment dans la séduction et la grivoiserie, tombant immanquablement sous le charme des jolies candidates au moment de leurs prestations vocales. Les producteurs de l’émission ont d’ailleurs parfaitement intégré cette dimension du personnage puisqu’il le présente dans le générique comme adepte des “commentaires érotico-philosophiques” !

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Ce soir-là le caractère volontaire du rapprochement des paroles de Lara Fabien et de la grivoiserie du juré de la Nouvelle Star n’est peut-être que le fruit de mon imagination. Néanmoins il me semble pouvoir en dégager quelques traits objectifs : il est rendu possible par le biais du montage, il passe exclusivement par le visuel sans l’appui d’aucun commentaire, les images présentées me laisse inévitablement une marge d’interprétation dans les bornes d’un cadre défini par des éléments extérieurs à ces images (ma connaissance de l’émission) et enfin je n’ai aucun moyen de savoir si le plan sur André Manoukian est réellement le contre-champs du plan sur la candidate qui chante. Mais, fait important, ce dernier point n’a finalement aucune influence sur la façon dont je m’approprie dans l’instant où je la voie cette image somme toute assez pauvre (un plan sur un membre du jury) pour la transformer en image signifiante (ce que pense ce membre du jury sur ce qu’il voit). Et cet effet de montage finalement assez banal, ce petit jeu sur l’implicite entre ce que je vois se dérouler à l’instant sous mes yeux et mon vécu par rapport à une émission qui a sa propre histoire, ses propres codes,  m’a immédiatement fait penser à l’un des derniers articles d’André Gunthert sur les usages narratifs de l’image, sur la part qu’elle doit laisser à l’appropriation par le lecteur pour pleinement exister.

Or, marche suivante de mon esprit d’escalier, cette relation entre l’image et l’implicite je me souviens l’avoir déjà expérimenté de façon frappante mais dans un cadre beaucoup plus sérieux : la publication en une du numéro 1050 de l’hebdomadaire Paris Match daté du 21 juin 1969 d’une photographie de Georges Pompidou et de sa femme Claude. Cette une fait suite à l’élection de l’ancien Premier ministre du Général de Gaulle à la présidence de la République le 15 juin 1969 (voir figure ci-dessous, qui replace la une dans sa chronologie de publication). Elle présente donc le nouveau locataire de l’Élysée, photographiée de manière tout  à fait décontractée avec sa femme, en plongée, dans ce qui semble être un jardin (pelouse au sol, une branche en premier plan, Claude Pompidou tenant un bouquet dans une main, un sécateur dans l’autre). Ainsi, du contexte événementiel, l’accession de Pompidou à la présidence de la République, du contexte éditorial, Paris Match présente au lecteur le gagnant de l’élection qui vient d’avoir lieu comme l’annonce le titre “Pompidou président”, et des éléments présents dans l’image, le lecteur déduit naturellement qu’il a face à lui une photographie du nouveau Président prise dans les jardins du palais de l’Élysée, désormais sa nouvelle demeure. Dans un article qu’il consacre à la peopolisation de la vie politique française,  le spécialiste de la communication politique Christian Delporte parle d’ailleurs ainsi de cette une : “Le 21 juin 1969, Georges et Claude sont en une de Paris-Match, dans les jardins de l’Élysée.”1

Figure 1. Unes de Paris Match consacrées à l'élection présidentielle de 1969 (n°1044 du 10/05/1969, n°1047 du 31/05/1969, n°1048 du 07/06/1969, n°1080 du 21/06/1969 et n°1051 du 28/06/1969)

Or ce n’est pas le cas ! Cette photographie a en réalité été prise le 1er juin 1969 dans les jardins de la résidence du couple Pompidou à Orvilliers dans les Yvelines, par le photographe de Match François Pagès. La photographie de une n’est malheureusement pas créditée mais si l’on se réfère à une autre image du même photographe, image que l’on retrouve dans les archives en ligne de l’hebdomadaire, on peut en déduire qu’elle a été prise le même jour c’est à dire le 1er juin 1969 comme l’indique la légende très détaillée sur le site de Paris-Match : les vêtements de Georges Pompidou sont identiques ! (voir figure 2. ci-dessous). Cette photographie de la Renault 4 est d’ailleurs publiée en pages 70 et 71 du numéro 1048 de Paris-Match daté du 7 juin 1969. Il s’agit là d’un bel exemple d’anticipation des journalistes de l’hebdomadaire qui ont certainement réalisé cette série “intimiste” de l’ancien Premier ministre gaulliste, favori des sondages, en prévision de sa probable victoire deux semaines plus tard. En outre le photographe est un ami de Pompidou dont il réalisera le portrait présidentiel.

Figure 2. Une du Paris-Match n°1050 du 21/06/1969 et photographie de François Pagès réalisée à Orvilliers le 1er juin 1969

Mise à jour du 17 janvier 2013 : un lecteur attentif m’a fait remarqué que les données IPTC, c’est à dire l’ajout de données textuelles (légende, copyright, date…) à un fichier image, associées à l’image de la une de Paris Match du 21 juin 1969 (image disponible sur le site même de l’hebdomadaire) confirment le lieu de la prise de vue : le couple Pompidou est bien dans le jardin de sa résidence d’Orvilliers. (source)

Cette une est-elle donc mensongère ? Pas vraiment car à aucun moment il n’est précisé qu’il s’agit là d’une photographie prise dans les jardins de l’Élysée (la légende sur la une indique juste que “cette semaine M. et Mme Georges Pompidou s’installent à l’Élysée”) ; le journal joue juste sur l’un des ressorts les plus puissants de la photographie, son potentiel de projection, sa capacité à suggérer tout autant qu’à montrer, tout en rentabilisant une image réalisée près de deux semaines avant l’événement qu’elle caractérise. Suffisamment indéterminée visuellement mais enchâssée dans un contexte particulier, elle agit alors comme un signal, un vecteur d’une information dont elle n’est pas la stricte représentation. Si quand en janvier 2013  je vois  André Manoukian à la télévision, je pense sexe, quand je vois Georges Pompidou en juin 1969 en une de Paris Match, je pense président de la République. Peu importe d’où est prise la photographie. Amusant paradoxe pour un média présenté comme celui de l’objectivité.

  1. Delporte Christian , « Quand la peopolisation des hommes politiques a-t-elle commencé ? Le cas français », Le Temps des médias, 2008/1 n° 10, p. 27-52., voir p. 43

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