Comme chaque matin, j’ai ouvert ma boîte aux lettres en partant travailler ; comme chaque matin, j’ai déplié l’exemplaire de Libération qui s’y trouvait depuis quelques heures ; et comme quasiment chaque matin je ne fus pas surpris par la Une du quotidien traitant ce matin des événements en Libye (cliquez sur l’image pour l’agrandir). Ou plutôt j’attendais inconsciemment cette Une et j’éprouvais donc à sa vue une impression de familiarité extrême voire de déjà vu. Et en effet ce drapeau se détachant sur le bleu du ciel libyen avec ce personnage au bras tendu et aux doigts écartés dans un V de la victoire est une image familière du traitement médiatique de la révolution, traitement médiatique dont on subit les effets depuis maintenant plus de deux mois depuis que la presse a justement rattrapé la révolution. Ainsi en parcourant les Unes du quotidien au losange, on retrouve le même motif à deux reprises à propos des événements en Égypte, il y a tout juste trois semaines, couvertures dont l’une avait déjà pu faire l’objet d’un signalement.
Mais cette familiarité va encore plus loin et en se replongeant dans les précédents numéros de Libération, à commencer par celui de la veille, on s’aperçoit qu’elle s’appuie sur des mécanismes plus complexes que le simple rappel d’un même motif (motif qui d’ailleurs trouve ses sources bien au-delà des révolutions secouant aujourd’hui le Maghreb, un exemple par ici). En effet on se rend compte que les Unes traitant aujourd’hui de la Libye et hier de l’Égypte fonctionnent souvent par deux dans des diptyque étalés sur deux jours et renvoyant dos à dos le dictateur et son peuple. Points ou bras levés, regards menaçants ou plein d’espoir, drapeaux brandis au vent, constituent alors la grammaire d’une déclinaison de figures pré-établis auxquels toute la chaîne de l’image se conforme – photographes, iconographes, journalistes.
La vision médiatique des événements qui secouent le monde est donc bien une vision non pas au jour le jour dans une sorte d’urgence dictée par la succession des événements mais bien une vision construite sur une temporalité plus longue, une lecture orientée et dont les unes offrent la vitrine simplifiée en une image et un titre. Cette lecture est même annoncée dès le 17 janvier par Libération qui publie en Une, après la chute de Ben Ali en Tunisie, une mosaïque de portraits des principaux dictateurs du monde arabe, dont Hosni Moubarak et le colonel Kadhafi, surmontée d’un: “Monde arabe, à qui le tour ?”. Mon sentiment de familiarité éprouvée ce matin à la vue d’un drapeau en Une, date sans doute de ce matin du 17 janvier. Mais si me voilà familier des événements que je vois par le prisme de mon quotidien, pas sûr pourtant que je sois mieux informé du monde qui m’entoure. Le bénéfice de la surprise en moins.